III
— Quand j’ai refermé le rideau métallique, tu as été surpris ? me demanda Frank, comme s’il demandait ses impressions à un camarade de jeu venant de faire les montagnes russes avec lui pour la première fois.
— Un peu, répondis-je, surpris par mes propres paroles.
J’étais en train d’essayer de me remettre du choc, physiquement et nerveusement. Je voulais clore ce chapitre, prétendre qu’il ne s’était rien passé. Frank n’avait plus d’arme à la main. Je l’avais vu ranger le couteau long et fin dans l’étui attaché à sa cheville. Je l’avais vu, sans aucun doute, mais ce souvenir était extrêmement vague.
— Bon, allons-y, fit Frank en passant un bras autour de mes épaules.
Nous nous dirigeâmes vers l’avenue. J’aurais dû repousser son bras et me mettre à courir en hurlant : « Au secours, c’est un assassin ! » mais je n’en fis rien : j’étais tétanisé. Je voulais revenir à mon état normal, mais mes nerfs étaient encore trop tendus. J’avais une douleur sourde dans les genoux et les hanches comme si j’avais dormi toute la journée et me remettait seulement en mouvement, mon cœur battait faiblement, ma vision n’était pas encore rétablie. Mes yeux clignotaient de fatigue, et les néons des lieux de plaisir, dont j’avais pourtant l’habitude, blessaient mes yeux comme autant de piqûres. Inconsciemment, je cherchai Noriko dans la foule mais ne la vis pas. Je me demandais ce que quelqu’un sous hypnose pouvait bien devenir dans cette ville. Si jamais elle s’était réveillée de son hypnose, elle se souviendrait de Frank et de moi, mais si elle apprenait ce qui s’était passé au club, elle disparaîtrait probablement sans laisser de traces plutôt que de collaborer avec la police. Elle était sûrement en liberté surveillée et ne devait pas avoir le droit de travailler à Kabukichô.
— Kenji !
Frank me montrait du doigt le poste de police au croisement de deux avenues.
— Pourquoi tu ne cours pas raconter à la police ce qui s’est passé ?
A l’idée de raconter l’horreur qu’avait semée Frank dans le club de rencontres, je me mis à trembler de tous mes membres, sous l’effet d’un stress intense qui paralysait mes nerfs.
— Tu sais, Kenji, jusqu’ici je n’ai fait que te mentir, mais je n’y peux rien, j’ai le cerveau en miettes, mes souvenirs ne sont pas liés entre eux, et il n’y a pas que les souvenirs, moi c’est pareil, il n’y a pas qu’un seul « moi » qui vit à l’intérieur de ce corps, en fait c’est comme s’il y en avait plusieurs, je pense que celui qui te parle en ce moment c’est mon véritable moi, mais tu ne me croiras peut-être pas, ce que j’ai fait tout à l’heure dans ce club, je suis incapable de le comprendre, d’en parler, ça peut paraître une ruse de dire que je suis un autre homme quand je fais des choses pareilles, mais il me semble vraiment que c’est mon jumeau qui a accompli ces actes, ça m’est déjà arrivé alors je sais que je dois faire attention, c’est-à-dire que j’essaye surtout d’éviter de me mettre en colère, je te l’ai dit hier tu sais, tout ça, c’est à cause de ma blessure au cerveau dans un accident de voiture, c’est un médecin de la police qui me l’a dit un jour, de la police, oui, j’ai déjà été arrêté, tu sais, c’est une forme de punition, j’ai été puni, oui, par la société et par Dieu aussi.
Frank regardait le poste de police en parlant. Il s’était adossé au mur d’un immeuble au coin de l’avenue. Le poste de police était à une vingtaine de mètres de nous, juste à côté d’une enseigne de pharmacie dont les néons proclamaient en lettres éclatantes : drug, drug, drug. A première vue, il était difficile de voir qu’il s’agissait d’un poste de police. Le bâtiment était neuf, le poste un peu plus grand que d’habitude, et ça ressemblait plutôt à l’entrée d’un petit hôtel. Il y avait un groupe de policiers à l’intérieur. De temps en temps on distinguait aussi la silhouette d’un policier vêtu d’une épaisse veste de pompier à l’épreuve du feu. J’avais entendu dire que la vitre de devant était en verre pare-balles, parce que c’était le poste de police de Kabukichô.
— Je voudrais me payer une fille maintenant, dit Frank en désignant du menton les prostituées debout çà et là dans l’ombre des immeubles. Ce sera la dernière fois que je baise, ajouta-t-il avec un sourire triste.
Il sortit son portefeuille en similicuir de la poche de sa veste, me passa la plupart des billets de dix mille yens qu’il contenait. Il ne les compta pas et moi non plus, je les fourrai tels quels dans ma poche mais d’après l’épaisseur, il devait y en avoir une dizaine.
— Il me reste quarante mille yens, tu crois que ça suffit ? demanda-t-il en regardant alternativement moi et les filles debout de l’autre côté de l’avenue.
— En général ça coûte dans les trente mille yens, plus le prix de l’hôtel. Avec quarante mille, tu devrais avoir assez.
Frank s’avança vers les prostituées. Ne sachant trop que faire, je le suivis. Peut-être avait-il besoin que je traduise quelque chose ?
Mais quand je m’approchai de lui pour lui proposer mes services, il m’envoya balader :
— Tu n’as pas compris, fit-il, je ne suis plus ton client maintenant, Kenji, tu es libre, tu peux aller tout raconter à la police, allez, va leur dire que je suis un criminel, je suis affreusement fatigué, je suis venu chercher au Japon un repos qu’on ne trouve qu’ici, mais j’ai commis un acte irréparable, aussi je remets ma vie entre tes mains, oui, la dernière partie de ma vie, je la remets entre les mains du seul ami japonais que j’ai, c’est-à-dire si tu veux bien me considérer encore comme ton ami.
Il avait employé le mot peace pour dire repos. Il y avait une étrange réalité dans ce mot quand Frank le prononçait. De la tristesse aussi. Je crus en ce qu’il disait. Mes nerfs n’étaient pas encore dans leur état normal, à ce moment-là, je pense. Je ne m’étais pas encore remis de la boucherie à laquelle je venais d’assister.
— Tu as compris ce que je t’ai dit ? demanda Frank.
— Oui, fis-je.
Il s’éloigna de moi, s’avança vers une fille. Toutes les prostituées debout dans la rue étaient des Asiatiques qui, pour des raisons diverses, ne pouvaient pas travailler dans les cercles de prostitution organisée tels que les clubs chinois ou coréens. Certaines étaient trop âgées, beaucoup avaient été lâchées par la Mafia qui leur fournissait travail et visa. Il y avait même parmi elles quelques filles d’Amérique du Sud ou d’Amérique centrale. Le quartier de prédilection des prostituées colombiennes ou péruviennes se situe plutôt du côté d’Okubo mais celles qui sont rejetées par leur confrérie changent de zone pour venir travailler ici. Frank commença à négocier avec l’une d’elles. Apparemment, elle ne comprenait pas l’anglais. Quelques mots d’espagnol prononcés par Frank parvenaient jusqu’à moi : « Tres, quatro, bien. » De temps en temps la femme souriait timidement à Frank. Ces filles-là, me dis-je, elles vendent leur corps parce qu’elles n’ont pas d’autre moyen de gagner leur vie.
Ça n’avait rien à voir avec les lycéennes qui négocient leurs charmes auprès de salariés quadragénaires, ou les filles que Frank avait assassinées au club de rencontres. La plupart des prostituées japonaises vendent leur corps non par besoin d’argent, mais pour échapper à la solitude. Moi je connaissais tout un tas de filles ici, à Kabukichô, qui avaient dû faire la quête auprès de tous les membres de leur famille pour rassembler l’argent du voyage depuis le continent chinois jusqu’ici, et en comparaison, se prostituer comme le font les Japonaises, ça me paraissait anormal et artificiel. Et ce qui est encore plus aberrant, c’est que personne ne veuille se rendre compte sérieusement que c’est une situation anormale. Les gens qui parlent de la prostitution des lycéennes, par exemple, renvoient systématiquement la faute sur les autres, et sont persuadés qu’eux-mêmes n’ont rien à voir avec tout ça. La prostituée d’Amérique du Sud avec qui Frank négociait ne portait pas de manteau malgré le froid glacial, et elle avait les jambes nues. Le sac qu’elle avait au bras était en plastique, du genre qu’on prend pour aller à la piscine, et elle avait enroulé autour de sa tête un foulard qui la faisait ressembler à la petite marchande d’allumettes. Ces filles-là vendaient le seul bien qu’elles possédaient pour assurer le minimum vital à elles-mêmes et à leurs familles. Ce n’était sans doute pas bien, mais ce n’était ni anormal ni factice. Je commençais à retrouver les sensations de mon corps, et saisi par le froid, je remontai le col de mon manteau. J’étais enfin sensible au contact de l’air glacé de cette fin décembre à la surface de mon corps. Je pouvais sentir la frontière entre le monde extérieur et moi sur ma peau. Naturellement je n’étais pas pour autant complètement remis du choc, mais en regardant Frank discuter avec cette Sud-Américaine, je sentais se déchirer un coin de la membrane imprécise qui recouvrait lourdement l’ensemble de Kabukichô depuis tout à l’heure. Mon acuité visuelle renaissait. Frank m’avait engagé à aller voir la police. Ma mémoire ne s’était pas encore remise à fonctionner normalement mais il me semblait bien qu’il m’avait dit ça. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? J’étais adossé contre un pâté d’immeubles coincé entre les hôtels de passe et les cabarets de ce bout du quartier peu fréquenté. Demain c’était le réveillon, et il faisait froid, cela expliquait sans doute le calme des rues et l’absence de rabatteurs. Le marchand de nouilles chinoises, célèbre pour ses soupes très épicées, devant lequel il y avait toujours la queue en été, était fermé, seul un chien des rues dormait roulé en boule devant la porte vitrée toute sombre. Un jeune employé, apparemment l’apprenti du marchand de sushis voisin, versait des seaux d’eau devant la porte pour nettoyer les vomissures sur le trottoir devant le restaurant aux volets métalliques à demi fermés. Sur la carrosserie d’une Bentz esseulée dans un parking clignotait le néon cassé d’un love-hotel, comme une plaie verdâtre et rose s’ouvrant et se refermant tour à tour. Je ressentais vivement le froid, en même temps je me rendis compte que j’avais soif. Je traversai la rue, m’achetai un thé de Java au distributeur automatique et me mis à boire. De devant le distributeur, je voyais distinctement la pharmacie et le poste de police. L’idée d’aller voir les policiers et de leur raconter ce qu’avait fait Frank me paraissait complètement irréelle. Pourquoi aurait-il fallu que je me précipite au poste pour informer les autorités des meurtres commis par Frank ? Tout à ces pensées, je jetai un vague coup d’œil vers le coin des love hôtels, et m’aperçus que Frank et la Sud-Américaine n’étaient plus dans la rue.
La disparition de Frank souleva en moi une certaine inquiétude. Je me dis qu’il fallait le chercher, me rappelai que c’était un assassin. Le poste de police était à trente mètres devant moi. Je pouvais me retrouver en vingt secondes de l’autre côté de cette vitre à l’épreuve des balles. En courant, seulement quelques secondes m’en séparaient. Pourquoi hésites-tu comme ça ? me morigénai-je. C’est un assassin, il a tué plusieurs personnes, et avec une extrême cruauté, c’est un type néfaste. Néfaste ? Frank était-il vraiment mauvais ? Mais pourquoi toutes ces hésitations ? Je fis un pas, puis deux, en direction du poste de police. Je me rappelai avoir lu quelque part l’histoire d’une petite fille anglaise qui s’était tellement accoutumée à son ravisseur qu’une fois tirée de ses griffes elle avait déclaré l’aimer plus que son père et sa mère, ou d’une employée de banque suédoise prise en otage pendant un hold-up, qui était tombée amoureuse du braqueur. Dans des situations extrêmes, quand le seul être de qui dépend votre survie est un criminel, il paraît qu’un sentiment d’intimité, proche de l’amour, peut naître envers cette personne. Frank ne m’avait pas fait de mal. Il m’avait attrapé par les cheveux et par le col, et m’avait jeté par terre, mais c’était tout. Il ne m’avait ni brisé les vertèbres ni coupé une oreille. Mais je devais aller voir la police. Parce qu’il avait commis des crimes impardonnables. Il fallait que j’y aille. Je fis trois pas de plus en direction du poste. M’arrêtai à nouveau. Je ne m’arrêtais pas sciemment, mes jambes s’arrêtaient toutes seules. Mes pieds refusaient d’aller jusqu’à ce poste. Je bus le reste de mon thé de Java. Ça te déplaît donc tant que Frank soit arrêté ? me demandai-je à moi-même. Ce n’est pas ça, répondit clairement une voix en moi. Ce n’est pas ça du tout, disait cette voix.
« Qui vient de parler ? » murmurai-je à voix basse. Je voulus boire à nouveau, mais il ne restait plus une goutte de thé. Je portai pourtant plusieurs fois à ma bouche la canette vide. Il fallait que je téléphone à quelqu’un. Mais à qui, à qui ? fit la voix. Je sortis mon portable. Le visage de Jun flottait dans mon esprit. Ou bien Yokoyama-san ? Que pourrais-je bien dire à Yokoyama-san ? « L’Américain, vous savez ? Eh bien, c’était un assassin. Je suis sur le point d’aller tout raconter au commissariat, qu’est-ce que vous en pensez ? Il faut que j’y aille, n’est-ce pas ? » Je regardai l’avenue. Il n’y avait plus trace de Frank. Cette rue me semblait irréelle. C’était la rue située juste derrière l’avenue de la mairie de l’arrondissement, pourtant j’avais l’impression d’être perdu dans une ville étrangère. J’étais dans un rêve, je rêvais que je n’avais plus nulle part où aller. J‘étais sous le traumatisme, me dis-je, encore incapable de contrôler mes propres réactions.
Un policier en uniforme sortit du poste de police, se dirigea vers moi à bicyclette. Il me semblait qu’il me regardait fixement en s’approchant, et que seule sa silhouette vivait dans le paysage, il en était le seul objet mobile. J’étais figé sur place, le sang gelé dans les veines. Je me sentais glacé à partir de la taille, mais ce n’était pas à cause du froid. Je portai une nouvelle fois à ma bouche la boîte de thé, je ne sentis rien qu’un goût métallique, qui me rappela l’odeur âcre du sang dans le club. Un vertige me saisit. Le policier venait d’arriver au carrefour. D’un geste involontaire, je collai le portable sur mon oreille, feignant de téléphoner. Le policier, au lieu d’aller jusqu’à moi, bifurqua sur la gauche, et disparut dans le quartier des hôtels de passe. Je le regardai s’éloigner, le portable appuyé de toutes mes forces contre mon oreille. Il me sembla que la bicyclette tournait au ralenti, et en même temps qu’il était propulsé comme une toupie jusqu’aux cabarets d’en face. Puis il disparut de mon champ de vision, et je n’eus plus la moindre certitude d’avoir vu un policier passer devant moi. J’eus mal à l’oreille pendant un moment avant de me rendre compte que j’y appuyais toujours le portable de toutes mes forces. Je tenais le téléphone dans la main droite, serrais convulsivement dans la gauche la canette de thé vide. La surface de la boîte était humide de sueur, de même que le portable quand je l’écartai enfin de mon oreille. Je n’avais pas du tout la sensation que je transpirais. C’était plutôt comme si le thé ressortait tel quel par les pores de ma peau. Je compris enfin que je n’avais pas la moindre envie d’aller voir la police. Je me sentis soulagé à un point presque incroyable quand cette pensée me vint à l’esprit : après tout, quelle importance que je prévienne la police ou non ? Sans avoir d’idée précise sur ce que j’allais faire maintenant que Frank avait disparu, je décidai que de toute façon je n’irais pas prévenir les autorités. Aller tout raconter aux agents de la force publique me paraissait d’une insurmontable complexité, ça me donnait le vertige. « Trop compliqué », murmurai-je tout haut, puis j’éclatai de rire avant même de m’en être rendu compte. La police m’interrogerait pendant des heures, sans compter que j’exerçais sans licence de guide, ça poserait problème. Yokoyama-san aurait peut-être des ennuis à cause de moi, ma mère serait affligée en apprenant ce que je faisais, moi je ne pourrais plus travailler, et par-dessus le marché la police me surveillerait. Je connaissais leurs procédés. Ils pourraient même aller jusqu’à m’accuser de complicité. Ça chagrinerait ma mère, me dis-je pour la deuxième fois, et il me vint alors à l’idée que la fille numéro trois et le client quadragénaire avaient sûrement une famille eux aussi. Je me rappelai leurs cadavres et le moment de leur mort. Les images me revinrent en flash-back, mais sans aucune impression de cruauté. Evoquant le craquement des os pendant que Frank tordait le cou au quadragénaire, je songeai : voilà le bruit que ça fait quand on brise un corps humain. Peut-être que mon système nerveux était encore paralysé par ce que j’avais vu. J’essayais d’éprouver de la pitié pour les victimes de Frank, mais je n’arrivais pas à trouver leur sort horrible, ou triste. Je ne ressentais pas le moindre atome de compassion pour eux.
Après tout, j’étais avec Frank depuis deux jours, tandis que les autres, je les avais juste croisés dans ce club. Je me demandai si j’avais transféré toute ma pitié sur Frank, si c’était pour ça que je ne ressentais rien pour ses victimes. Mais ce n’était sans doute pas tout, car je n’éprouvais aucune affection pour Frank : son arrestation, sa mort ne m’auraient pas causé la moindre affliction. En fait, tous ces gens présents dans le club de rencontres n’étaient pour moi que des robots, des mannequins. La fille numéro deux avait dit qu’elle se sentait un peu seule. Elle aurait bien voulu faire autre chose mais ne savait pas quoi, alors elle avait échoué dans ce club, histoire de parler avec quelqu’un. La fille numéro trois, c’était la même chose. Elle s’était retrouvée à chanter Amuro dans ce lieu suant la tristesse simplement parce qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre. Le quadragénaire amateur de karaoké draguait la fille numéro cinq mais il lui avait dit : « On voit tout de suite que vous êtes le genre de fille à faire les téléphones roses. » La fille lui avait seulement répondu quelque chose comme : « Ah, bon, à quoi vous voyez ça ? » sans se fâcher le moins du monde. Le patron du club était typique de ces hommes qui font commerce à Kabukichô : sa jalousie, son sentiment d’échec, ses émotions, tout était paralysé en lui, ce qui le rendait capable de rester indifférent à la vue de sa propre femme ou de femmes de sa connaissance faisant n’importe quoi avec des inconnus. Quant au serveur, il avait une dégaine à faire partie d’un groupe de musiciens. Encore un de ces types qui ne connaissent rien à la musique, n’essaient même pas de s’y intéresser mais fondent quand même un groupe, uniquement pour pouvoir se retrouver entre copains. Il semblait seulement jouer le rôle d’un certain type d’être humain, comme s’il suivait les ordres de quelqu’un. Le peu de temps que j’étais resté en contact avec tous ces gens, je m’étais senti énervé en permanence, comme si je n’avais pas affaire à des êtres de chair et de sang mais à de vulgaires peluches bourrées de polystyrène ou de sciure de bois. Même la vue du sang épais qui dégoulinait de leurs gorges tranchées ne m’avait pas redonné le sentiment de leur réalité. Le sang coulant de la gorge de la fille numéro cinq ne m’avait évoqué que de la sauce de soja, comme si elle n’était pas vraiment humaine. Et la fille numéro un, Maki, pas une seule fois dans sa vie elle n’avait dû se poser la question de savoir ce qui lui allait vraiment ou ce qu’elle voulait faire de sa vie. Elle était seulement persuadée que si elle s’entourait d’objets de super-luxe, elle deviendrait elle aussi une personne de super-luxe. Seulement pour elle, avoir de la classe, ça se limitait à acheter des blocs de tofu à cinq cents yens pièce, du sashimi de carpe à deux mille yens le paquet, des vêtements Junko Shimada, dormir au Hilton de Disneyland et prendre les premières en avion. Elle était persuadée que seuls les gens qui pouvaient se payer tout ça avaient vraiment de la classe, et qu’elle aussi aurait de la classe si elle pouvait ne vivre qu’entourée de ce genre de personnes.
Tous tant qu’ils étaient, ce n’était que des rebuts, ce qui ne veut pas dire que je valais mieux. Je n’étais pas très différent d’eux, c’est même pour ça que je les comprenais bien et qu’ils m’agaçaient. Un homme jeune en costume lamé argent et nœud papillon rouge, devant l’entrée du cabaret en face du poste de police, un peu en biais, se frottait les mains pour lutter contre le froid tout en interpellant tous les passants qui déambulaient devant lui. Violemment éclairés par un tube de néon en demi-cercle qui suivait le cadre de la porte d’entrée du cabaret, les contours de son visage viraient du jaune au violet à intervalles réguliers. Quand il n’y avait pas de passants dans la rue, l’homme bâillait sans cesse. Tout à l’heure, il avait caressé la tête d’un chien errant qui passait devant lui. Moi qui emmenais des étrangers dans des bars, des strip-teases ou des clubs de rencontres, pour leur présenter des filles, je ne pouvais guère me vanter de mon métier, et je n’étais en rien différent de ce type au nœud papillon rouge. Mais au bout de deux ans de ce boulot, je m’étais aperçu d’une chose : les gens pas nets ont des formes de communication pas nettes. Quand la personnalité s’effondre, la relation aux autres s’effondre avec. Quand on ne peut plus croire dans un échange réel avec quelqu’un, on ne peut plus lui faire confiance. Dans ce club de rencontres, il n’y avait que de la communication faussée. Evidemment, comme il s’agissait d’un bar de Kabukichô, il n’y avait aucune raison que qui que ce soit dise la vérité, ou même parle sérieusement de quelque chose. Ça, ça n’arrive jamais. Les filles des clubs chinois ou coréens, elles mentent souvent pour obtenir un pourboire. Mais aussi, ces filles-là envoient la moitié de ce qu’elles gagnent dans leur pays, c’est sur ce capital que vivent leurs familles restées là-bas. Les filles d’Amérique du Sud ou d’Amérique centrale aussi, elles vendent leur corps pour acheter une télé à leur famille. Dans leur genre, elles sont sérieuses. Comme elles savent exactement ce qu’elles veulent, elles n’ont pas l’ombre d’une hésitation et elles n’ont pas l’air tristes de faire ce qu’elles font. Tandis qu’un endroit comme ce club de rencontres, c’est tellement obscène qu’on ne pourrait pas le montrer à des enfants. Pas parce qu’on y fait des saletés, mais parce que les gens qui s’y retrouvent sont des morts vivants. Ils étaient tous là sans raison particulière. Pas une seule personne n’était entrée dans ce club avec un but vital pour elle. Même le patron et le serveur se trouvaient là par ennui, par solitude, pour passer le temps. Tous ceux qui étaient morts là-bas étaient comme ça. Je ne pouvais pas me décider à affronter de pénibles interrogatoires de police pour que justice soit rendue à des êtres humains de cette espèce. Je m’étais pourtant mis à avancer sans m’en rendre compte en direction du poste de police. J’étais résigné : impossible de faire autrement. Je ne pouvais pas me mettre à errer dans le quartier à la recherche de Frank, disparu dans un de ces hôtels de passe. Je ne pouvais pas rentrer chez moi et me contenter de dire à Jun : j’ai assisté à un massacre. La seule possibilité était d’aller voir la police. J’avais avancé de quelques pas, quand une sensation désagréable m’arrêta. Mon corps émettait un signal. Un signal de danger.
Ce signal venait de mes pieds, ou peut-être de mes tripes. Je sentais quelque chose de bizarre, comme une contradiction. Une espèce d’arrière-pensée, comme si, sous l’effet du choc qui paralysait mes perceptions ordinaires, j’avais cru à quelque chose que je n’aurais jamais cru si j’avais été dans mon état normal. J’avais le sentiment d’avoir été berné. Je cessai de marcher vers le poste de police, m’appuyai contre le mur d’un immeuble derrière moi, passai à nouveau en revue tous les événements qui s’étaient déroulés, essayai d’y mettre de l’ordre. Cela n’avait aucun sens de réfléchir aux raisons pour lesquelles Frank s’était mis à massacrer tout le monde dans ce club. J’aurais beau y penser, je resterais absolument incapable de comprendre. Pourquoi ne pas me pencher plutôt sur les raisons pour lesquelles il m’avait épargné, moi ? J’avais dit à Jun en anglais : « Rappelle-moi dans une heure, et si je ne réponds pas, appelle la police. » J’avais parlé exprès en anglais pour que Frank comprenne ce que je disais. C’est malheureux à dire, mais je n’avais aucune idée de combien de temps s’était écoulé depuis ce coup de téléphone. Je regardai ma montre : minuit passé. Le cadran était tout taché de sang, je n’avais aucune idée de la personne à qui ce sang pouvait appartenir, en tout cas, il n’était pas encore sec. Si Frank ne m’avait pas tué, c’était peut-être à cause de Jun ? Etait-ce l’idée que Jun pouvait prévenir la police qui l’avait gêné ? Pendant que je réfléchissais à cela, ma peur revint. J’étais sur le point de m’apercevoir de quelque chose, mais ma conscience rechignait à se souvenir. Sous l’effet de la peur, mon esprit refusait de se rappeler. La terreur faisait trembler tous mes muscles de la tête aux pieds, oppressait mes tempes. Une terreur écrasante, qui me rendait pénible le simple fait de penser. Mon cerveau s’y refusait. « Réfléchis ! » m’ordonnai-je à moi-même. Mais au seul souvenir du visage et de la voix de Frank, un froid intolérable me submergea. N’en pouvant plus, je me mis à vomir. Le thé de Java me picota le gosier avant de déborder de mes lèvres. Il me revint en mémoire que, paralysé de terreur pendant que Frank s’acharnait sur ses victimes, j’avais d’abord été incapable de la moindre réaction, seul le fait de vomir m’avait permis de reprendre un peu le contrôle de moi-même. Je me mis à vomir un jet violent de thé de Java mélangé à de la bile. Si Frank ne m’avait pas tué, ce ne pouvait être qu’à cause de Jun. Il était impensable qu’il ait eu pour moi plus de sympathie que pour les autres. Et même s’il avait éprouvé pour moi des sentiments différents, je suis sûr qu’il n’aurait pas hésité à me tuer quand même. Il avait pointé ce couteau long et fin sur ma gorge, et l’avait retiré juste après le coup de téléphone de Jun. Pourtant, il m’avait dit tout à l’heure : « Va voir la police, Kenji, je remets ma vie entre tes mains. » Il mentait en disant ça. Au moment même où cette pensée accédait enfin à ma conscience, je me retournai, pris d’un mauvais pressentiment : Frank se tenait derrière moi, me dominant de son ombre.
En découvrant Frank debout ainsi dans mon dos, ma vue se brouilla, je ne distinguais même plus le poste de police. C’était étrange d’être debout comme ça, sans tomber évanoui. Le corps de Frank ressemblait à celui d’un géant, prêt à me bondir dessus et à m’engloutir. J’avais l’impression d’être transformé en lilliputien.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Kenji ?
La voix de Frank était faible, mais son corps se découpait très nettement sous mes yeux. Il n’était donc pas allé dans un hôtel avec la Sud-Américaine ? Un véhicule passa dans l’avenue, ses phares éclairèrent un instant le visage de Frank. Au moment où il ouvrait à nouveau la bouche pour parler, je vis briller un objet métallique au fond de sa bouche.
— Pourquoi n’es-tu pas allé voir la police ?
Il faisait rouler quelque chose sous sa langue. Je lui demandai s’il mâchait du chewing-gum. Je ne sais pas pourquoi je lui posai cette question. Je n’avais aucunement réagi à sa phrase, les seuls mots qui m’étaient venus aux lèvres étaient ceux-ci. C’était loin d’être une véritable conversation, mais je n’étais absolument pas en état, mentalement, de poursuivre une discussion normale. Je me sentais pareil à un homme qui vient de toucher une poêle brûlante par inadvertance et retire aussitôt sa main. J’avais répondu à son interrogation par une autre question, sans aucun lien avec la sienne.
— Ah, ça ? fit Frank comme s’il se rappelait soudain quelque chose d’important. Il sortit l’objet de sa bouche pour me le montrer. C’était un anneau taillé dans une matière pareille à de l’ivoire ou de l’écaille de tortue, représentant un serpent lové autour d’un soleil.
— C’est la fille de tout à l’heure qui me l’a donné. Elle parlait un peu anglais, elle m’a raconté qu’elle venait du Pérou, elle dit que là-bas, dans la mer près du pays inca, on trouve des sortes d’éponges dont la houille est un des composants essentiels, ils ont un procédé spécial pour agglomérer des débris d’éponge, et ils fabriquent ces anneaux avec. Quand on le suce, ça fond peu à peu dans la bouche, c’est très riche en calcium, cette fille, elle m’a dit qu’il y avait des pratiques cannibales chez les Mayas, les Toltèques et les Aztèques, mais pas chez les Incas, et que ce n’était pas dû à la présence de lamas ou de cochons d’Inde chez eux, mais à cette éponge carbonifère, tu le savais, toi, Kenji, que le calcium ça décontracte les nerfs ? Ça apaise, cette femme elle m’a dit : « Toi, tu dois en avoir besoin », apparemment elle a vu tout de suite quel genre d’homme j’étais, elle était vraiment gentille, elle m’a donné ce truc et tu vois, rien que de le sucer, ça apaise l’esprit.
Il me montrait la bague d’un air ravi. Il avait essuyé sur sa chemise la salive qui la souillait avant de la brandir sous mes yeux. On aurait dit de la porcelaine blanche.
— Frank, tu es sûr que tu n’as pas plutôt tué cette fille et que tu lui as volé cet anneau ?
Je fus moi-même surpris par ce que je disais. C’était exactement comme si une autre personne dissimulée en moi s’adressait à Frank. Ma propre voix, celle de Frank aussi résonnaient étrangement. Comme si j’étais à l’intérieur d’une grotte. Les battements de mon cœur étaient si lointains que je ne me rendais pas compte s’il battait vraiment. La jointure de mes mâchoires tremblait.
— Je ne l’ai pas tuée, dit Frank en désignant du menton le bout de la rue. La femme était debout presque au même endroit que tout à l’heure, son sac en plastique à la main. Frank agita légèrement la main dans sa direction, et elle répondit avec le même geste.
— Mais où étais-tu tout à l’heure ? demandai-je. Je ne te voyais plus, et je ne voyais pas non plus cette femme.
Les mots me venaient spontanément, sans réfléchir. Frank répondit qu’il avait bavardé un peu avec la Péruvienne dans l’ombre de l’hôtel, puis qu’il avait fait le tour du bâtiment et était revenu tout près de moi sans que je le voie pour m’observer.
— Ah, bon ? fis-je. A ma propre surprise, je souriais. Je te croyais à l’intérieur de l’hôtel.
Je continuais à parler sans préparer aucune de mes phrases, comme si un autre avait pris possession de mon corps. Je me dis tout à coup que j’étais peut-être sous hypnose.
— Frank, tu m’as hypnotisé ?
— Non, dit Frank en me jetant un coup d’œil méfiant.
Soudain, j’eus peur. J’étais peut-être devenu fou ? Je parlais sans réfléchir, je parlais même sans la moindre intention de parler, et les mots sortaient de ma bouche automatiquement. La jointure de mes mâchoires s’était mise à trembler terriblement, et chaque fois que j’essayais de contenir ces spasmes, ils devenaient plus violents, mes dents claquaient irrégulièrement.
— Ça va ? demanda Frank en scrutant mon visage. Tu as un drôle de regard, comme si tu regardais très loin, et puis tu trembles. Kenji, tu te sens bien ? Tu me reconnais ?
Je ne lui répondis pas, mais fis remarquer en riant, d’une voix étrangement aiguë :
— Ta sollicitude m’étonne !
Les tremblements de ma voix résonnaient sous mon crâne. Pendant un moment, je ne pus m’arrêter de rire. Voilà comment on devient fou, me dis-je. Une partie du cerveau se dérègle. Comme si tout l’intérieur de ma tête faisait des mouvements désordonnés. Je ne voulais rien dire de particulier, mais mes lèvres s’ouvraient malgré moi pour dire ce qu’elles voulaient. Je sentais que quelque chose dans ma tête cherchait des mots avec une énergie extraordinaire. Quelque chose qui voulait absolument parler, parler de n’importe quoi. Quelque chose qui, dès qu’une pensée surgissait, la transformait automatiquement en mots. Comme si seule la fonction « parole » continuait à marcher. Si, à cet instant, un chien était passé devant nous, je me serais sûrement exclamé : « Ah, un chien ! » Et si je m’étais rappelé tout à coup en le voyant qu’autrefois j’avais eu un chien, j’aurais sûrement ajouté aussitôt : « Tu sais, Frank, quand j’étais petit, j’avais un chien... »
— Tu vas me tuer ? demandai-je à Frank.
J’étais comme un enfant : je disais exactement ce que je pensais. A ce moment-là, chose étrange, mes sensations revinrent un peu dans ma mâchoire qui tremblait toujours.
— C’était mon intention au début, répondit Frank, mais j’ai changé d’avis.
Ces mots me firent fondre en larmes. Je ne voulais pas que Frank me voie pleurer, aussi baissai-je la tête. C’était la peur, me dis-je en regardant les gouttes salées imbiber le béton sec dans la nuit, c’était tout simplement la peur qui me rendait fou. Devant la brusque apparition de Frank, j’avais éprouvé un tel effarement que tout s’était mélangé dans ma tête. La peur m’avait envahi, une peur si monstrueuse que je n’étais même pas capable de la reconnaître. Elle m’avait envahi à tel point, corps et esprit, que je m’étais mis à transformer en paroles la moindre de mes pensées pour ne pas me mettre à hurler de terreur. Et maintenant, Frank disait qu’il n’allait pas me tuer. Naturellement je n’étais pas sûr que ce soit la vérité. Mais même s’il mentait, cela avait atténué un instant ma terreur.
J’essuyai mes larmes de la manche de mon manteau, et je faillis dire : « C’est vrai ? C’est vrai, tu as décidé de ne plus me tuer ? » mais je me retins à temps. Il va peut-être te tuer quand même, pensai-je. Le poste de police était dans son dos, même si je me mettais à courir dans cette direction, il aurait le temps de m’attraper au vol et de me tuer. Il avait tordu le cou au quadragénaire du club en quelques secondes. Qui plus est, j’étais incapable de contenir le tremblement de mes jambes, je n’étais pas en état de courir.
Frank passa un bras autour de mes épaules et se mit à marcher. Il se retourna un instant vers la prostituée sud-américaine. La fille s’en aperçut et agita la main dans sa direction.
— Cette fille est fabuleuse, dit-il d’un ton où perçait un léger regret, en s’éloignant à pas lents. Je m’aperçus tout à coup que nous étions sous le violent éclairage de la pharmacie et que nous allions dépasser le poste de police. Les branches de pin et les cordes de paille tressée qui décoraient en l’honneur du nouvel an l’entrée équipée de vitres pare-balles paraissaient symboliser une monstrueuse absurdité. A l’intérieur, trois policiers discutaient en buvant du thé chaud, dont on distinguait la vapeur. Vous buvez votre thé alors qu’un tueur en série passe juste sous vos yeux ! pensai-je. Ces policiers ignorants de tout n’avaient pas négligé leur devoir, mais les volets métalliques du club de rencontres étaient fermés, et pas un client n’avait dû s’en étonner. Personne ne prête attention à un établissement de mœurs fermé. Même si Noriko était sortie de son hypnose et qu’elle était retournée au club, elle avait simplement dû se dire : « Tiens, ils ont fermé plus tôt ce soir », sans plus. Qui aurait pu imaginer qu’à l’intérieur plusieurs hommes et femmes assassinés baignaient dans leur sang ? La police serait prévenue très tard. Frank jeta un coup d’œil dénué d’expression à l’intérieur du poste en passant devant, puis se tourna vers moi :
— Kenji, pourquoi n’es-tu pas allé voir la police ?
— Tu es arrivé au moment où je m’apprêtais à le faire, répondis-je.
— Ah bon ? fit Frank en fourrant à nouveau l’anneau péruvien dans sa bouche.
J’avais une impression étrange. Comme si les dés étaient jetés depuis longtemps. Plusieurs cadavres gisaient dans ce club, et moi, je marchais dans les rues en compagnie de l’assassin, nous passions devant un poste de police décoré pour le nouvel an, à l’intérieur duquel des policiers bavardaient en riant. Comme si tous ces crimes avaient eu lieu plus de dix ans auparavant et avaient déjà sombré dans l’oubli.
— Est-ce parce que tu me considères comme un ami que tu n’es pas allé à la police ? me demanda Frank avec le plus grand sérieux en se retournant deux ou trois fois pour regarder le poste de police déjà loin derrière nous.
— Non, répondis-je avec franchise. Je ne sais pas moi-même pourquoi je n’y suis pas allé.
— C’est le devoir de tout citoyen de prévenir la police d’un crime dont il a été témoin. Tu avais peur que je te tue ?
— Non, je te croyais parti à l’hôtel avec cette Sud-Américaine, je ne me doutais pas que tu m’observais.
— Ah bon, quand je pense qu’on aurait pu se croiser, marmonna Frank, d’un air qui signifiait qu’on avait laissé passer tous les deux une occasion. Au début, je voulais te tester. Je me suis dit, je vais le laisser tout seul à côté du poste de police et le surveiller de loin, je verrai bien ce qu’il va faire, je verrai bien s’il me considère vraiment comme un ami ou pas. Je n’étais pas très loin de toi, si tu faisais un pas vers le poste de police, je pouvais te supprimer sans problème. Parce que si tu y allais, ça voulait dire que tu n’étais pas un ami, car qui irait dénoncer son unique ami aux flics, hein ? Et de toute façon, un type capable de faire ça, c’est une telle ordure qu’il ne mérite pas de vivre, qu’en penses-tu, toi, Kenji, tu trouves ça bien de balancer un ami aux flics ?
J’étais sur le point de lui répondre que je n’en savais rien quand le portable dans la poche-poitrine de mon manteau se mit à sonner. Juste à ce moment, un camion passa ; je m’adossai à un mur, appuyai sur la touche on, et protégeai le téléphone de mes deux mains pour entendre. C’était Jun.
— Kenji ?
— Oui.
— Ça va ?
— Oui, ça va.
— Ouf, tant mieux. Excuse-moi, je suis rentrée chez moi, c’est pour ça que je te rappelle plus tard que prévu.
— Ça ne fait rien, ne t’inquiète pas.
— Tu es toujours avec Frank ?
— Oui, on est toujours à Kabukichô, alors tu vois, tu as bien fait de rentrer chez toi.
— J’étais un peu inquiète, tu sais, tout à l’heure, quand je t’ai appelé, tu m’as dit je ne sais quoi à propos de la police et puis tu as coupé tout de suite, et la fois d’avant, Frank m’a raconté je ne sais quoi au téléphone, vous étiez soûls ou quoi ?
— C’est ça, on était soûl.
— Ah bon, parce que tu vois, je me demandais bien ce que j’aurais pu lui dire, à la police : « Mon petit ami est avec un étranger nommé Frank, il paraît que ce type n’a pas l’air net, et il m’a dit de vous appeler si je n’avais pas de nouvelles dans une heure, alors voilà je vous appelle », mais qui aurait gobé ce genre de truc ?
— Personne.
— Kenji.
— Oui ?
— Tu es sûr que tout va bien ?
— Oui, oui, ne t’inquiète pas.
Jun se tut un instant puis reprit :
— Kenji, tu as la voix qui tremble.
Frank me regardait de son air inexpressif habituel.
— Je te rappellerai, dit Jun. Toi aussi, appelle-moi, tu as mon numéro de portable, non ? Je resterai debout cette nuit.
— Entendu, répondis-je, puis je coupai le portable, en me demandant si ma voix tremblait vraiment à l’instant. Je ne m’étais rendu compte de rien. On ne peut pas s’en apercevoir soi-même. Il faut que quelqu’un d’extérieur vous le dise, ou que vous puissiez comparer aux autres. Et même, si possible, vous aimeriez que ce soit non pas une personne qui vous est antipathique, mais une personne que vous aimez bien, en qui vous avez confiance qui vous dise : « Tu as l’air un peu bizarre », ou « tu as une drôle de voix », et en plus on aimerait comparer avec quelqu’un dont ni la voix ni les pensées ni l’attitude ne varient jamais. Ça m’avait fait un drôle d’effet de parler avec Jun. Ça n’avait pas duré longtemps mais suffisamment pour me rappeler comment j’étais avant d’assister à toute cette boucherie. Et quand j’eus coupé le téléphone, je regardai Frank, et cela suffit à me donner envie de replonger aussitôt au fond du trou dont je venais péniblement d’émerger. Je me rendis compte que seule une partie de moi-même était entrée en contact avec le monde extérieur, puis s’était recroquevillée tout de suite dans sa coquille.
— Elle est chez toi ? demanda Frank en se remettant à marcher.
— Non, elle est rentrée chez elle, répondis-je.
— Hmm, fit-il vaguement, d’une voix sans intonation qui pouvait aussi bien exprimer le soulagement que la déception. En ce qui concernait Frank, mieux valait considérer que tous mes mauvais pressentiments allaient se réaliser, et aussi que tout ce qu’il disait n’était que mensonges. Il ne faisait aucun doute qu’il connaissait mon adresse. C’était lui qui avait collé ce bout de peau humaine sur ma porte, j’en étais sûr. Jun habitait à Takaido, mais Frank ne pouvait pas savoir où. Il ne peut pas la tuer, pensai-je.
— Cette Péruvienne, ça fait trois ans qu’elle est au Japon, fit-il et il se mit à me raconter une drôle d’histoire en marchant. Elle m’a dit qu’elle avait baisé avec plus de cinq cents types depuis son arrivée, quatre cent cinquante Japonais, le reste, c’était des Iraniens ou des Chinois, elle est catholique, mais elle dit que dans ce pays, le Christ a perdu tout son pouvoir, je crois comprendre ce qu’elle veut dire, je ne saurais pas comment expliquer, mais je crois comprendre. Elle dit que vers la même époque l’an dernier, elle a vécu une expérience terrible mais qu’elle a été sauvée, dis Kenji, tu crois que demain soir, les cloches de la délivrance vont sonner dans ce pays ?
Je ne compris pas de quoi il voulait parler sur le moment. Il employa d’abord le mot bell pour dire « cloche », ensuite, il parla de gong.
— Elle a eu plusieurs expériences pénibles, tu sais, ce n’est pas qu’elle ait été battue ou violée, non, mais elle dit que le plus dur à supporter c’est la pression du groupe, le fait que les Japonais ne prennent jamais en compte la dimension humaine individuelle, ils entourent une personne en tant que groupe, ils font courir des bruits sur elle en tant que groupe, ça leur paraît tout à fait normal et ils ne se posent jamais la question de savoir si cette pression est tolérable ou non pour l’individu, autrement dit ils sont indifférents, et on ne peut pas non plus se plaindre, si on leur reproche leur attitude, ils ne savent même pas de quoi on parle puisqu’ils ne sont même pas conscients de ce qu’ils font, moi je pense que si on se montre hostile envers moi, je dois riposter mais pas elle, elle ne sait pas comment se défendre. Elle m‘a raconté un incident qui lui est arrivé, à peu près six mois après son arrivée au Japon, elle commençait à se débrouiller en japonais, un soir elle traverse un étroit terrain vague près de chez elle, coincé entre une petite usine et un hangar, elle voit des gamins qui jouent au football, chez elle aussi au Pérou, le foot a beaucoup de succès, quand elle était petite, dans les bidonvilles de Lima, elle jouait elle aussi avec des boîtes de conserve vides ou des journaux roulés en boule en guise de balle, alors ça l’a égayée de voir ça, et à un moment la balle est venu rouler vers elle, elle a décoché un coup de pied dedans pour la renvoyer vers les enfants, mais comme elle portait des sandales, elle n’a pas très bien visé et la balle est tombée dans un caniveau au bout du terrain vague, un caniveau qui charriait les eaux sales de l’usine, c’était vraiment dégoûtant, visqueux et puant, tu vois, elle s’est excusée auprès des enfants et au moment où elle allait s’en aller, ils lui ont crié : « Attendez ! » et ils ont fait cercle autour d’elle : ils voulaient de l’argent pour réparer la perte de leur balle toute sale, inutilisable, ils voulaient en acheter une autre, d’abord elle n’a pas bien compris ce qu’ils racontaient, en Amérique du Sud, le concept de dédommagement n’existe même pas la plupart du temps, les gens sont tellement pauvres, alors elle a éclaté en sanglots, une fille venue de l’étranger pour se prostituer au Japon, ce n’est qu’un embarras pour tout le monde, enfin, c’est sans doute comme ça partout, c’est ce que disait cette fille, ça ne la dérangeait pas tant qu’on se moque d’elle ou qu’on la méprise parce que c’était une prostituée, ça lui paraissait normal, mais elle ne pouvait pas comprendre ces gamins qui lui réclamaient de l’argent pour se racheter un ballon, elle, elle était venue au Japon pour économiser de l’argent pour louer un petit appartement à sa famille de seize personnes au Pérou, elle ne rentrera là-bas que quand elle aura économisé une certaine somme, mais il lui est arrivé de se dire qu’elle ne pouvait pas continuer à vivre comme ça, c’est la première fois de sa vie qu’elle est allée à l’étranger, elle se dit, ici, Dieu ne doit pas être pareil, peut-être que le Dieu des catholiques perd son pouvoir ici parce que les coutumes sont différentes, la nature aussi, en tout cas c’est ce qu’elle pense.
Frank avançait lentement tout en racontant son histoire. Nous avions marché un moment au milieu des buildings entre la gare de Seibu-Shinjuku et la sortie ouest, avant de nous éloigner en direction de Yoyogi, et nous venions d’entrer dans une ruelle pleine de petits bâtiments de bois agglutinés. Il n’y avait pas d’hôtels dans ce quartier. La ruelle était sombre et tous ces auvents rapprochés bouchaient la vue. On ne voyait même pas la forêt de gratte-ciel de Shinjuku, qui pourtant ne devait pas être loin. Le ciel paraissait plat, comme une longue bande de papier bleu foncé tendue sur un plafond. Plutôt que d’accompagner Frank, j’avais l’impression que c’était lui qui me guidait. Nous avancions épaule contre épaule. Marcher m’avait calmé les esprits. Et puis son histoire de la prostituée péruvienne m’intéressait étrangement. C’était la première fois depuis que je le connaissais qu’il me racontait une anecdote aussi calmement et avec un tel accent de vérité.
C’était peut-être à cause de Jun qu’il ne m’avait pas tué, mais à la réflexion, elle ne représentait pas un bien grand risque pour lui. Elle savait seulement qu’il était américain. Frank n’était sans doute pas son vrai nom et de toute façon, il devait y avoir rien qu’à Tôkyô plusieurs centaines d’Américains portant ce prénom. Jun elle-même l’avait bien dit : même si elle était allée voir la police, elle n’avait aucune information concrète à lui fournir. La police n’avait pas de photos de Frank, ni son numéro de passeport, ni son vrai nom, et rien ne prouvait qu’il était américain. A part Noriko et moi, tous ceux qui savaient qu’il avait mis les pieds dans ce club de rencontres étaient morts. Noriko n’irait pas voir les flics, j’en étais certain à cent pour cent, et d’ailleurs elle était peut-être toujours sous hypnose. Ce qui voulait dire que s’il prenait à Frank l’envie de me tuer et de prendre l’avion à Narita demain pour quitter le pays, personne ne pourrait l’en empêcher. Pourtant il ne faisait rien, aucune tentative pour lever la main sur moi, et me parlait sérieusement de cette prostituée péruvienne.
— Elle a dit que le Japon avait besoin de retrouver Dieu, enfin, son propre dieu, et je crois qu’elle a raison.
Même moi j’ignorais l’existence en plein centre de Tôkyô, à dix minutes à pied de Kabukichô, d’un quartier de vieilles bâtisses en bois comme celui-là. Il y avait même çà et là des maisons japonaises traditionnelles comme on en voit dans les films de samouraïs, si exiguës qu’on aurait dit des miniatures. Il fallait sûrement se courber pour passer par ces minuscules portes coulissantes, il y avait des jardins incroyablement étroits tapissés de gravier et éclairés par des lanternes, et des poissons roses et visqueux, entre le poisson rouge et la carpe, nageant dans des bassins composés de baquets enfoncés dans le sol. Par-delà les auvents de ces maisons basses, on apercevait le groupe de gratte-ciel qui constituaient le deuxième cœur de Shinjuku. Je n’avais jamais mis les pieds dans ces parages, mais Frank avançait sans hésiter, d’un pas régulier, comme s’il connaissait les lieux par cœur. Enfin la ruelle s’élargit au point de pouvoir livrer passage à une petite voiture.
— Elle a voulu en savoir plus sur la religion au Japon mais elle n’a rien trouvé de traduit en espagnol sur le sujet et son anglais n’est pas assez bon pour lire des ouvrages dans cette langue, alors elle a essayé de se renseigner auprès des clients mais d’après elle, il n’y a pas un seul Japonais capable de parler de ça, dans ce pays personne ne pense à Dieu. Elle s’est demandé si au Japon personne ne souffrait au point de n’avoir que Dieu à qui se raccrocher, pour finir c’est un journaliste libanais qui vit au Japon depuis vingt ans qui lui a parlé des cloches sacrées, il lui a expliqué qu’au Japon personne ne croyait à l’existence d’un dieu comme le Christ ou Mahomet, qu’il n’y avait pas d’image de Dieu telle que les Occidentaux la conçoivent, les gens accrochent des cordes sur des rochers tombés de la montagne ou de gros arbres dans les forêts et considèrent ensuite ces objets comme des divinités, ou encore vénèrent les âmes de leurs ancêtres comme des divinités mais, lui a dit ce journaliste, tu as parfaitement raison, historiquement, les Japonais n’ont jamais connu le malheur d’être envahis par un autre peuple, massacrés, chassés de leur pays, ou de devoir mourir en grand nombre pour gagner leur indépendance, même pendant la Seconde Guerre mondiale, la plupart des combats se sont déroulés en Chine ou dans des pays d’Asie du Sud-Est, ou sur des îles du Pacifique, et au Japon même, seulement à Okinawa, le reste du pays a connu des bombardements bien sûr mais ce n’est pas comme les combats au corps à corps, personne n’a vu un ennemi en chair et en os tuer ou violer des membres de sa famille sous ses yeux, ou les contraindre à utiliser une langue étrangère. L’histoire de l’Europe, celle du Nouveau Monde, fondées sur des invasions, des mélanges de races, ont été le ferment d’une compréhension internationale, voilà pourquoi les Japonais excluent les étrangers de leur monde, ils ne savent pas comment entrer en relation avec eux parce que, historiquement, les Japonais n’ont jamais eu aucun contact réel avec les pays étrangers, mis à part les Etats-Unis d’Amérique, et ça, c’est quelque chose d’unique au monde, voilà ce que le journaliste libanais a expliqué à cette Péruvienne, et puis il a dit que naturellement cela n’avait pas que des mauvais côtés, et il a commencé à lui raconter l’histoire des cloches, il lui a dit que comme le Japon n’avait connu ni invasion de son territoire, ni massacre perpétré par des armées étrangères, on trouvait aussi dans ce pays entre autres choses une gentillesse qui n’existe nulle part ailleurs et des techniques de guérison incroyables. L’histoire des cloches, c’est une coutume qui remonte à plus de mille ans : le dernier jour de l’année, dans tous les temples, on fait sonner les cloches un certain nombre de fois, un nombre qui a une signification particulière mais j’ai oublié lequel, c’est autour de cent, Kenji, tu sais ?
— Cent huit, précisai-je.
— Oui, c’est ça, cent huit fois.
Nous étions parvenus au bout de la ruelle, et Frank se glissa dans un petit passage entre deux bâtiments, tout sombre, hors d’atteinte de la lumière des réverbères comme de celle des fenêtres alentour, et si étroit qu’il fallait se mettre de biais pour avancer. Frank s’arrêta à mi-chemin, devant un immeuble en cours de démolition. On aurait dit une bulle à moitié éclatée. Le plâtre de la façade était tout écaillé, des bâches de toile et de plastique bouchaient l’entrée. Frank et moi nous mîmes à genoux pour nous faufiler sous les bâches et entrer. Une odeur de boue séchée et d’excréments d’animaux émanait de ces toiles crasseuses exposées aux intempéries.
— L’année dernière, elle est allée écouter ces cloches, elle m’a dit que c’était une expérience inoubliable, il paraît que le son de ces cent huit coups de cloches nettoie tout ce qu’il y a de mauvais en nous.
Une fois entré, Frank alluma la lumière : un tube de néon dénudé posé à terre. Eclairé ainsi par en dessous, le visage de Frank s’animait d’ombres sinistres. Apparemment, ce bâtiment était un ancien centre de consultation : le sol était recouvert de plancher, et dans les coins de la pièce s’entassaient des chaises cassées et des débris d’instruments médicaux. Il y avait aussi un matelas posé par terre, sur lequel Frank s’assit. Il me fit signe de venir l’y rejoindre.
— Hein, Kenji, les cloches du nouvel an, elles effacent tous les mauvais instincts ? Tu accepterais de m’emmener à l’endroit d’où on les entend sonner ?
Instantanément, je devinai que c’était la raison pour laquelle il m’avait laissé en vie.
— D’accord, répondis-je.
— Je te remercie. Mais dis-moi, Kenji, de quelle façon des cloches peuvent-elles effacer ce qu’on a de mauvais en nous ? Est-ce que tu le sais ? Cette fille m’a raconté l’histoire en gros mais je voudrais l’entendre de la bouche d’un Japonais.
— Frank, je peux dormir ici moi aussi ?
J’étais résigné à ne pas rentrer chez moi ce soir,
— Il y a un lit au premier étage, tu pourras dormir dedans, moi je coucherai sur ce matelas, ah, c’est vrai, tu dois être fatigué avec tout ce qui s’est passé ce soir mais si ça ne t’ennuie pas, j’aimerais que tu me parles encore un peu des cloches.
— Entendu, dis-je en jetant un regard circulaire sur la pièce : je ne voyais rien qui ressemble à un escalier pour monter au premier. Je demandai à Frank comment on allait en haut.
— Regarde, fit-il en désignant un coin de la pièce.
Sur une étagère en acier effondrée à terre était posé un réfrigérateur, juste au-dessus duquel s’ouvrait un trou dans le plafond, de la taille d’une trappe. Ce devait être l’ouverture qui restait après l’enlèvement de l’escalier.
— Tu peux monter au premier en grimpant sur ce frigo, là-haut, c’est plein de lits, on se croirait dans un hôtel, dit Frank en souriant. Une fois que je serais monté, il n’aurait plus qu’à enlever le Frigidaire pour me couper la retraite, et ainsi il n’aurait pas besoin de me surveiller toute la nuit. Il fallait du courage pour sauter directement de ce trou au rez-de-chaussée : il y avait pas mal de débris de verre de la vitrine en acier éparpillés au sol, et ça faisait sans doute du bruit quand quelqu’un sautait de là-haut.
— Ça devait être une clinique ici, dit Frank, pendant que je faisais le tour de la pièce des yeux. J’ai découvert cet endroit en me promenant dans le quartier, tu ne trouves pas que ça fait une planque superbe ? Il n’y a pas d’eau, mais comme il y a l’électricité, je peux me débarbouiller en faisant chauffer de l’eau minérale dans la cafetière électrique, c’est très pratique.
Normalement le gaz, l’eau et l’électricité étaient coupés dans les bâtiments en démolition. Frank piratait sans doute une ligne électrique mais je ne lui posai pas de questions. Peu m’importait après tout. Et j’étais sûr qu’il se débrouillait très bien avec ce genre de chose.
— Le journaliste libanais a dit à la fille que le chiffre cent huit avait une signification très importante, elle avait oublié laquelle, mais en tout cas depuis qu’elle a fait cette expérience extraordinaire avec les cloches, elle s’est mise à lire des trucs sur la culture japonaise, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui en sache autant sur le Japon, tiens, ces filles du club de rencontres, c’était leur pays, le Japon, pourtant, elles n’y connaissaient rien. Elles, tout ce qui les intéressait, c’était de savoir que les clients de première classe de la United dormaient au Hilton quand leur vol était annulé, ou que le meilleur bourbon c’est celui de la marque Brighton, à part ça, les vêtements et les sacs, elles ne s’intéressaient strictement à rien, je trouve vraiment curieux que ces filles n’éprouvent aucune curiosité pour l’histoire de leur propre pays.
Même si elles avaient voulu s’y intéresser maintenant, c’était trop tard. A cette pensée, je craignis de voir revenir flotter sous mes yeux la scène du meurtre de la fille numéro cinq. Mais c’était une peur inconsciente, comme tout à l’heure quand Frank avait brusquement surgi derrière moi. Un peur que je ne pouvais même pas reconnaître. Un frisson me parcourut l’échine, mes jambes devinrent molles. Une odeur de moisi venue de je ne sais où m’emplissait les narines, il me semblait que cette odeur me collait à la peau, envahissait tout mon corps. Mais la scène ne revint pas, j’eus juste le pressentiment que j’allais revoir ces images nauséeuses, mais l’écran resta blanc. C’était à peine croyable : ma conscience était déjà en train d’oblitérer la scène du massacre. J’essayai de me rappeler la séquence où Frank avait tranché l’oreille du quadragénaire, mais en vain. Je m’en souvenais comme d’un fait qui s’était produit, mais les images étaient déjà effacées de ma mémoire. Il m’arrivait bien d’évoquer le nom d’un ami d’enfance, son caractère, sans parvenir à retrouver les traits de son visage. Il arrive aussi qu’on se rappelle avoir fait un cauchemar, mais sans en avoir retenu le contenu exact. Ça ressemblait à ça, mais je ne savais pas à quoi attribuer ce phénomène.
— L’histoire du Japon, c’est vraiment passionnant, cette Péruvienne elle en connaissait un bout, avant l’ère impériale, le Japon cultivait uniquement du riz, n’est-ce pas ? Les tambours sont venus d’Afrique, le métal de Perse, mais la tradition de cultiver le riz n’a pas changé. Cependant, quand les Portugais sont arrivés avec les premiers fusils, les choses ont changé, le Japon a commencé à vraiment faire la guerre, jusque-là, la guerre, ce n’était que des combats au sabre, une sorte de danse rituelle et élégante qu’on peut encore voir au cinéma, ensuite au cours des années, les guerres avec des fusils ont pris de plus en plus d’ampleur, le Japon s’est mis à vouloir envahir des contrées voisines, et puis comme les occasions de contacts avec les étrangers étaient peu nombreuses, les Japonais manquaient d’habileté quand ils cherchaient à s’adapter ou à occuper d’autres pays, et leur réputation auprès des pays voisins s’en est ressentie, ce genre de guerre maladroite a duré jusqu’à ce qu’on leur balance une bombe atomique, après ça les Japonais ont changé de philosophie, ils sont devenus pacifistes et se sont mis à fabriquer des produits électroniques, et ça a marché, ça prouve bien que c’était le moyen de progresser pour ce pays. Vous avez perdu la guerre, mais on peut dire que vous l’avez gagnée quelques dizaines d’années plus tard puisque, au fond, il s’agissait d’une guerre avec les États-Unis autour des droits sur la Chine et l’Asie du Sud-Est, dis Kenji, tu ne veux pas m’expliquer pourquoi on doit faire sonner cent huit coups de cloches ? La Péruvienne me l’a dit mais j’ai oublié.
Il essayait peut-être de me tester. Tester mes connaissances pour s’assurer que j’étais vraiment le guide idéal pour aller écouter les cloches du réveillon. Si j’échouais, qu’allait-il m’arriver ?
— Dans le bouddhisme... commençai-je, tout en me disant : ou peut-être dans le shintoïsme, mais bah, de toute façon Frank ne connaît pas la différence entre les deux. Dans le bouddhisme, donc, on appelle bon-nô, ou « passions néfastes », nos mauvais instincts. Bon-nô, ce terme a un sens bien plus profond que le simple terme de « mauvais instincts » par lequel on pourrait le traduire.
La résonance du mot japonais sembla fasciner Frank qui se mit à répéter : « Bon-nô, bon-nô. » Quand il eut trouvé l’accent juste, il murmura plusieurs fois : « Fabuleux, fabuleux », après quoi il poussa quelques soupirs.
— C’est fabuleux, rien qu’en prononçant ce mot, j’ai l’impression que je me libère de quelque chose, ou que je suis protégé, enveloppé, Kenji, dis-moi, quel est le sens exact de ce mot à l’accent sublime ?
— Ce qu’il faut savoir d’abord, c’est que tout le monde a des mauvais penchants.
Mes propres paroles me surprenaient. Je ne pensais pas savoir ce genre de chose. Je ne me rappelais pas que quelqu’un me l’ait appris, je n’avais pas non plus lu de livre sur le sujet. Même ce terme de bon-nô, cela faisait une éternité que je ne l’avais pas entendu. Personne n’emploie ce mot dans une conversation courante. Pourtant, je savais ce qu’il signifiait, je le savais même de façon assez précise. Tout le monde a des mauvais penchants. Au moment où je disais cela, Frank grimaça comme s’il allait fondre en larmes.
— Kenji, je t’en prie, fit-il d’une voix qui tremblait, parle-m’en encore.
Je continuai donc à lui parler de bon-nô, tout en me demandant d’où je tenais toutes ces connaissances. Apparemment, j’avais trouvé la disquette appropriée pour délivrer des informations restées longtemps endormies sur le disque dur de ma mémoire.
— Il y a aussi le verbe madou, qui signifie « errer dans l’illusion ».
Frank se mit aussitôt à répéter ce mot, s’entraînant à bien le prononcer. Dits par des étrangers, les vieux mots japonais prennent un écho particulier. Ils deviennent plus mystiques.
— Le verbe madou exprime la même chose que le substantif bon-nô mais de façon plus simple. Le terme de « mauvais penchants » laisse à croire qu’il s’agit d’instincts animaux qu’on a dès la naissance, auxquels on ne peut rien changer, et pour lesquels on mérite d’être puni, mais ce n’est pas ça du tout, il y a une nuance de taille quand on emploie les termes japonais bon-nô ou madou, dans certains cas on distingue six sortes différentes d’illusions ou de passions néfastes, d’autres fois dix, parfois on fait seulement une distinction générale en deux sortes, mais en gros cela correspond à ce que les chrétiens appellent les sept péchés capitaux, la différence c’est que le bouddhisme part du principe que tous les êtres ordinaires en sont pourvus, c’est peut-être plus facile à comprendre si on considère que cela fait partie intégrante de l’existence humaine, au même titre qu’un organe physique, je t’ai déjà dit qu’on en distinguait six sortes, parfois dix, mais ce sont des choses que je suis incapable d’expliquer en anglais, je ne sais pas trop comment continuer.
Frank hocha la tête plusieurs fois.
— Oui, oui, je comprends, l’anglais est une langue trop simpliste pour s’exprimer sur des sujets aussi profonds.
— Quand on divise les bon-nô en deux catégories, la première représente les mauvais penchants induits par la pensée, la seconde ceux qui naissent des émotions. Les bon-nô nés de la pensée sont effacés dès qu’on a accès à la Vérité, mais c’est plus compliqué pour ceux qui naissent des émotions, là, il faut un entraînement assez dur. Frank, tu n’as jamais vu de ces documentaires sur les bouddhistes japonais, où on les voit jeûner, se jeter tout nus dans l’eau en plein hiver, rester debout sous une cascade, ou assis des heures dans une posture peu naturelle, pendant qu’un Maître vient leur taper dessus par-derrière avec un bâton ?
— Si, répondit Frank, c’est assez connu, j’ai déjà vu ça à la télé.
— Les bouddhistes ont un côté extrêmement doux et gentil, et les fameux cent huit coups de cloches du trente et un décembre donnent un bon exemple de cette bonté. Si l’on divise tous les mauvais penchants en catégories subtiles, on arrive au nombre de cent huit, et on dit que si les cloches sonnent exactement cent huit fois, tous les êtres qui les entendent sont aussitôt délivrés de leurs mauvais penchants.
— Il suffit d’entendre les cloches ? s’exclama Frank, et au même moment je me rappelai d’où me venaient autant de connaissances sur le sujet.
J’avais promis à Jun de passer Noël avec elle et je n’avais pas pu tenir ma promesse. Ça l’avait beaucoup contrariée, aussi lui avais-je juré de passer à la place le réveillon du nouvel an en sa compagnie. Dans ce but, j’avais acheté plusieurs magazines, du style Pia, Tôkyô Walker, contenant des articles sur « la meilleure façon de passer le réveillon » et les avais feuilletés avec elle. Et, je ne sais plus dans lequel de ces journaux, nous étions tombés sur un article intitulé « Profitez mieux du trente et un décembre en sachant l’origine de ses traditions », qui expliquait la signification des cent huit volées de cloches à minuit et du terme bon-nô.
Jun et moi l’avions lu ensemble tout haut, allongés sur mon lit.
— La Péruvienne m’a dit qu’une foule énorme venait écouter les cloches, elle, elle voulait les écouter depuis un endroit plus calme, tu ne connais pas un temple, toi, Kenji, d’où on pourrait écouter les cloches sans prendre un bain de foule, je n’aime pas trop les ambiances de foule, tu vois.
Moi non plus ; je n’avais aucune envie de me promener avec Frank dans un lieu tel que le sanctuaire Meiji, où il y aurait des dizaines de milliers de gens.
— Je connais un endroit, dis-je. Le pont !
— Le pont ? répéta Frank d’un air d’incompréhension totale.
Dans un des journaux que j’avais lus avec Jun, il était question d’un des ponts qui enjambaient la Sumida, et nous avions décidé de nous y rendre pour écouter les cloches, mais j’avais oublié comment il s’appelait. Je regardai ma montre. Trois heures du matin, le trente et un décembre. Jun serait-elle encore réveillée ?
— Kenji, c’est quoi cette histoire de pont, je ne comprends pas.
— Il n’y a pas beaucoup de temples par ici, ni à Shinjuku, tu vois. Il y en a beaucoup dans la ville basse, mais là, comme t’a dit la Péruvienne, il y a une foule incroyable, il vaut mieux écouter les cloches d’un endroit tranquille, comme par exemple ce pont dont je te parle, il paraît que c’est le lieu idéal, parce que l’ossature est en métal et que les tintements de cloches retentissent dessus.
L’expression de Frank se métamorphosa. Ses yeux enfoncés dans leurs orbites, qui n’avaient encore jamais manifesté le moindre semblant d’émotion, se mirent à briller légèrement.
— Je voudrais bien y aller, dit-il d’une voix tremblante. Kenji, amène-moi sur ce pont, s’il te plaît.
Je composai le numéro de Jun, après avoir expliqué à Frank qu’elle connaissait le nom de ce pont. En appuyant sur le bouton on, je m’aperçus qu’il faisait plutôt froid dans la pièce. J’avais les doigts gourds et je dus m’y reprendre à plusieurs fois pour enfoncer le bouton.
Jun répondit tout de suite.
— Kenji, c’est toi ?
Je l’imaginai, le portable posé à côté d’elle, attendant anxieusement mon appel. Elle a dû s’inquiéter, pensai-je.
— Ouais, c’est moi.
J’essayai de prendre mon ton le plus cool mais – était-ce à cause du froid, ou de la tension qui me tenaillait ? – ma voix tremblait.
— Où es-tu ? Tu es rentré chez toi ?
— Non, je suis toujours avec Frank.
— Où ça ?
— A son hôtel.
— Au Hilton ?
— Non, c’est un petit hôtel, un genre de business-hotel, tu vois, je ne sais pas comment il s’appelle, en tout cas, c’est assez confortable.
J’avais une idée derrière la tête. Je n’étais pas sûr qu’elle soit bonne et rien ne garantissait que ça marche. Après tout, il faisait froid, j’étais épuisé et j’avais sommeil, alors c’était peut-être bien l’idée la plus nulle que j’ai jamais eue, mais pour le moment je n’en avais pas d’autre. Mon haleine s’élevait, blanche, autour du portable collé contre mes lèvres. Frank me regardait fixement. Le tube fluorescent posé à terre jetait des reflets d’un bleu artificiel sur son visage, déformait ses traits. En tout cas, pensai-je, il ne me tuera pas avant que je l’aie amené au pont.
— Jun, ce soir il faut que j’amène Frank écouter les cloches.
— C’est une blague ?
— Non, je t’assure, je suis obligé.
— Ce n’est pas ce qui était prévu.
Elle était fâchée. Tant mieux : ça faisait refluer un peu le souci qu’elle se faisait pour moi, et ça lui avait rappelé notre rendez-vous du réveillon. C’est justement là-dessus que je voulais attirer son attention. Elle aurait pu faire arrêter Frank, mais il aurait fallu que je lui explique ce qui s’était passé au club de rencontres, ça prendrait un temps fou. Et puis elle perdrait sûrement son sang-froid. Quant à moi, j’étais déjà en train d’essayer d’oublier la scène atroce du massacre, et je n’avais aucune envie d’être interrogé des heures par la police et d’être contraint à renoncer à mes activités lucratives de guide. C’était trop compliqué de lui dire : « Jun, ce type est un horrible assassin, va voir les flics et amène-les ici. »
— Comment s’appelle ce pont, déjà ?
— Quel pont ?